CHAPITRE XI
Les dolphes et les miarques poussaient d’habitude des cris perçants et joyeux lorsqu’ils côtoyaient les hommes, mais, depuis que le groupe s’était réfugié dans le gouffre d’Anthée, ils restaient échoués sur la place de sable gris en émettant des gémissements plaintifs, assourdis.
— Je me demande ce qu’ils veulent nous signifier, murmura Jaliane Ib-Grel.
Assise sur un rocher, les yeux clos, Merrys tentait d’entrer en communication avec les petits mammifères marins, mais elle ne décelait pour l’instant que des ondes et des images confuses. Seule la couleur de la peau différenciait les dolphes des miarques. Les premiers étaient d’un gris clair tirant sur le blanc, les autres d’un noir profond parsemé de taches jaunes. Ils avaient le même museau en forme de bec, le même aileron dorsal, le même corps allongé, la même queue terminée en fourche, les mêmes yeux ronds. D’une taille qui variait entre deux et trois mètres, ils effectuaient parfois des bonds impressionnants au-dessus de l’eau.
En compagnie d’une dizaine d’hommes équipés de torches, Le Vioter avait exploré les parois, mais il n’avait pas trouvé le passage qui permettait aux cétacés de rejoindre la mer Anthée. Pourtant, ils étaient chaque jour plus nombreux dans l’eau noire et fortement salée. La roche reconstituait la lumière du jour, de manière moins intense, toutefois, que la voûte de la terre intérieure. Les nombreuses et profondes zones d’ombre qui subsistaient çà et là ne facilitaient pas les recherches.
Quatre mille Ewans avaient été transférés dans le gouffre d’Anthée. Les premiers instants d’abattement passés, ils s’étaient peu à peu réorganisés. Les tâches avaient été réparties selon les aptitudes ou les désirs. On avait institué le rationnement des produits de première nécessité, médicaments, vivres, et installé des appareils de dessalement pour rendre l’eau potable. Ils se dispersaient à la tombée de la nuit dans les innombrables grottes qui servaient d’appartements provisoires et offraient un semblant d’intimité aux familles.
La veille, Jaliane Ib-Grel avait aperçu les silhouettes du hors-monde et de Merrys alors qu’il ne restait qu’un minuscule orifice dans le mur d’obturation du couloir.
— Ils arrivent ! avait-elle hurlé. Laissez-leur un passage !
Les veilleurs avaient aussitôt pratiqué une ouverture avant que le mortier ne se soit complètement solidifié. Les deux retardataires s’étaient faufilés dans l’étroit espace qu’ils avaient dégagé – difficilement pour le hors-monde, aux épaules plus larges –, puis on avait soigneusement rebouché l’ouvrage.
La beauté de la mer intermédiaire avait stupéfié Le Vioter. Anthée n’était pas simplement un gouffre rempli d’eau, mais une véritable féerie de dentelles rocheuses, d’écoinçons, d’arches, de stalagmites et de stalactites que la lumière vêtait d’ambre et d’or. Le croissant gris et scintillant de la plage de sable fin, entièrement naturelle comme le reste, s’étendait sur plus d’un kilomètre. La surface de l’eau était le plus souvent calme et plate, mais elle était sujette à des marées de faible amplitude et, parfois, des vagues coléreuses l’agitaient comme n’importe quel océan extérieur. Malgré sa température qui ne dépassait pas les seize ou dix-sept degrés, les enfants s’y baignaient avec beaucoup de plaisir, même si les dolphes et les miarques, d’ordinaire très joueurs, refusaient de s’ébattre avec eux.
Par l’intermédiaire de son émetteur-récepteur radiophonique, Jaliane Ib-Grel avait appelé les parlementaires disséminés dans les neuf autres mers intermédiaires. Les nouvelles étaient pour le moment rassurantes : les transferts s’étaient effectués sans anicroche, les couloirs avaient été hermétiquement bouchés, les exilés se débrouillaient pour rendre supportable leur séjour dans les gouffres. La porte-parole leur avait recommandé d’appeler seulement en cas d’urgence, d’une part pour économiser les batteries, d’autre part pour réduire les chances d’interception des ondes par l’ennemi partek. Depuis, elle n’avait reçu aucune communication, signe que les neuf autres groupes ne rencontraient pas de problème majeur.
En revanche, l’attitude des dolphes et des miarques soulevait en elle de nombreuses interrogations. Qu’était donc devenue leur proverbiale joie de vivre ? Pourquoi restaient-ils figés sur le sable gris, composant un chœur de lamentations qui finissaient par lui vriller les nerfs ?
Le Vioter, qui revenait d’une nouvelle expédition avec son groupe, sauta sur les rochers qui bordaient la plage et s’approcha d’elle, l’air préoccupé.
— Nous avons exploré l’ensemble des parois et nous n’avons toujours rien trouvé, déclara-t-il d’un ton las.
— Ils viennent bien de quelque part, dit la porte-parole en désignant les masses grises ou noires allongées sur le sable. Nous avons fermé le couloir et ils sont chaque jour plus nombreux.
— Il ne reste qu’une solution : que le passage parte du fond de la mer et rejoigne directement l’océan.
— Impossible ! Si tel était le cas, toute l’eau de l’Immaculé se déverserait dans les gouffres, se répandrait par les couloirs d’accès, par les cheminées, et noierait la terre intérieure…
Jaliane Ib-Grel se tourna vers lui et lança un bref coup d’œil sur la bosse que formait Lucifal sur son flanc gauche.
— Vous nous avez conseillé de nous réfugier dans les gouffres, monsieur, poursuivit-elle d’une voix sèche. À vous de trouver un moyen de nous en sortir ! L’oxygène diminue de manière alarmante, comme l’indiquent les aéromètres, et Anthée n’est pas assez poissonneuse pour nourrir quatre mille personnes pendant une durée indéterminée.
— Vous êtes censée connaître votre environnement mieux que moi, répliqua-t-il. Ewe dispose peut-être de systèmes de régulation dont vous ignorez l’existence.
Ils se turent et contemplèrent distraitement la surface frémissante de la mer intermédiaire. Le jour s’était levé depuis trois heures et la lumière continuait de se déployer, dévoilant une à une les formes torturées du gouffre. Les Ewans s’étaient recréé des habitudes à une vitesse sidérante. Les uns, hommes, femmes et enfants, prenaient leur bain matinal dans les vagues, les autres faisaient la queue devant les dessaleurs pour remplir leurs récipients d’eau potable, d’autres encore préparaient le repas devant les entrées des grottes. Ils mangeaient froid depuis leur départ car, mue par le souci d’économiser l’oxygène, Jaliane avait interdit les feux.
— Rohel a raison, dit soudain Merrys.
La porte-parole et Le Vioter se retournèrent à l’unisson et baissèrent les yeux sur la torce, assise sur les rochers quelques pas plus loin. Elle restait immobile, les paupières closes, les jambes croisées, les mains posées sur son ventre. Ses longs cheveux dansaient comme des flammes blanches sur ses épaules. Elle avait troqué sa combinaison noire contre une robe rouge que lui avait prêtée une femme et qui mettait en valeur la pâleur de son teint. Des mauvais traitements que lui avaient infligés les suprêmes ne subsistaient que les traces sombres autour de ses poignets et de ses avant-bras. Jaliane Ib-Grel avait exigé qu’elle reste en permanence à ses côtés, si bien qu’elle n’était jamais parvenue à trouver un moment d’intimité avec Rohel.
— Expliquez-vous, Merrys ! fit la porte-parole d’un ton impatient.
— Les lévents…
— Eh bien quoi, les lévents ?
— Sans eux, il n’y aurait plus de terre intérieure.
— Soyez plus précise, ma fille ! s’emporta Jaliane Ib-Grel.
Merrys marqua un temps de pause, comme si elle rentrait en elle-même pour recevoir de nouvelles informations.
— Rohel a vu juste : les dolphes et les miarques empruntent des couloirs qui partent du fond de l’Immaculé et rejoignent le fond des mers intermédiaires. Les lévents bouchent les entrées des passages et empêchent l’eau de l’océan de se déverser dans les gouffres.
— Comme un bouchon qui empêche un bassin de se vider ? demanda Rohel.
— À cette différence près que le fond de l’océan compte des centaines de bondes naturelles et que ce travail de colmatage mobilise jour et nuit le peuple des lévents. Ils ne se soulèvent que pour laisser les dolphes et les miarques entrer ou sortir des conduits qui relient l’Immaculé aux mers intermédiaires.
— D’où tenez-vous ces informations ?
— Des dolphes et des miarques… Ils nous avertissent du danger.
— Quel danger ?
— Les lévents vont bientôt abandonner les bondes jusqu’à ce que les gouffres intermédiaires et la terre intérieure soient entièrement noyés.
Un voile de pâleur glissa sur le visage de Jaliane Ib-Grel.
— Mais pourquoi ?… Pourquoi ?
— Les lévents ne souhaitent pas offrir la terre intérieure aux Parteks. Ils estiment que ces derniers et les prêtres qui les accompagnent ne respectent pas le ventre de leur mère. Selon eux, les Ewans qui ont refusé l’exode étaient également devenus indésirables.
— Et nous ? Quel choix nous offrent-ils, ces voleurs d’âme ? Périr sous les coups des Parteks ou mourir noyés dans ce gouffre ?
La voix de la porte-parole tremblait de colère et les larmes brillaient dans ses yeux.
— Ne vous agitez pas de la sorte, Jaliane Ib-Grel, vos ondes grossières perturbent l’échange. Les lévents ne sont pas seulement nos gardiens mais également nos véhicules. Ils nous remonteront à la surface.
— Ils oublient que les humains ne peuvent pas supporter la pression des grands fonds. Notre réseau sanguin n’est pas équipé pour se promener sous dix kilomètres d’eau.
— Ce sont les premiers habitants d’Ewe, des sages, et ils nous demandent de leur accorder notre confiance comme nos ancêtres la leur ont accordée.
— Comment franchirons-nous le passage ? demanda Rohel. Je suppose qu’il est rempli d’eau, puisqu’il communique en permanence avec la mer intermédiaire. Il mesure probablement plusieurs centaines de mètres de long, voire plusieurs kilomètres. Aucun être humain, fût-il le meilleur nageur de l’univers, n’est capable de franchir une telle distance en apnée.
— Les dolphes et les miarques nous remorqueront jusqu’au lèvent. Il leur faut environ une minute pour parcourir la distance.
— Les plus jeunes et les plus anciens ne tiendront pas une minute.
— C’est un risque que nous devons prendre.
— C’est de la folie, murmura Jaliane Ib-Grel. De la pure folie.
Après avoir prévenu les responsables des neuf autres groupes par l’intermédiaire de son émetteur radio, Jaliane prit la parole devant les quatre mille réfugiés de la mer Anthée assemblés sur la plage. Ils lui accordèrent une attention tellement soutenue qu’elle n’eut pas besoin de hausser le ton de sa voix pour se faire entendre. Elle leur rapporta les révélations de Merrys la torce et leur proposa le marché suivant : ou ils attendaient la montée de l’eau dans le gouffre, ou ils tentaient de franchir le passage et de rejoindre le lèvent blanc. Dans un cas, ils avaient l’assurance de périr noyés, dans l’autre, ils avaient des chances de survivre.
Une voix grave s’éleva de l’assemblée :
— Les lévents sont des voleurs d’âme !
— Une légende : ils ont sauvé nos ancêtres, ils respectent les humains, répliqua la porte-parole.
— Et si les visions de la torce étaient de pures et simples divagations ?
— Nous pouvons croire Merrys Ib-Ner. Elle est la plus douée des torces et, jusqu’à présent, ses visions se sont avérées justes.
— Qu’en savez-vous ? Vous n’êtes pas retournée sur la terre intérieure pour vérifier…
Des murmures approbateurs ponctuèrent cette remarque.
— Vous avez tous les éléments en votre possession. Nul ne vous obligera à suivre les conseils de Merrys. À vous de prendre vos responsabilités. Pour ceux qui sont décidés à tenter l’aventure, il serait préférable de retirer vos vêtements et vos chaussures : imbibés d’eau, ils vous alourdiraient et retarderaient les dolphes ou les miarques chargés de vous remorquer.
— Quelle est votre décision, Jaliane Ib-Grel ?
Elle jeta un bref regard au deuxième parlementaire du groupe, un vieil homme du nom de Garl Ab-Fouech, puis elle retira avec une lenteur solennelle ses chaussures, sa robe, ses sous-vêtements. Entièrement nue, elle descendit de son rocher et entra sans hésitation dans l’eau. Les cris prolongés des mammifères marins composaient maintenant une symphonie assourdissante. Ils fouettaient le sable de leur queue et donnaient des coups de tête vers l’avant comme pour apporter leur soutien à la porte-parole. Lorsqu’elle eut de l’eau jusqu’au cou, un dolphe la rejoignit en deux coups de nageoires et s’immobilisa à côté d’elle. Elle entoura son aileron dorsal de ses deux bras, prit une longue inspiration et disparut brusquement dans le sein ténébreux de la mer.
Le dolphe réapparut trois minutes plus tard. Il jaillit à quelques mètres de la plage, effectua un bond prodigieux et retomba dans une grande gerbe d’eau.
Dès lors, l’exemple de la porte-parole ayant eu davantage d’impact que son discours, les autres se dévêtirent, conformément aux instructions, pénétrèrent dans l’eau jusqu’à la taille et attendirent patiemment qu’un dolphe ou un miarque se porte à leur hauteur pour franchir la deuxième étape de l’exode. Seule une poignée d’irréductibles refusèrent de se lancer dans ce voyage de la dernière chance.
Le Vioter et Merrys, assistés d’une dizaine d’hommes, se chargèrent de coordonner les opérations. Leur tâche principale consistait à rassurer les parents lorsqu’ils se séparaient de leurs enfants et à préparer les plus jeunes à supporter une apnée d’une minute. En quelques mots simples, Rohel leur donnait les notions de base de rétention du souffle : garder l’air dans les poumons, le descendre lentement dans le ventre, et surtout rester détendu, ne pas se laisser dominer par sa peur. Bien que conscients de la gravité de la situation, les enfants ne cherchaient même pas à savoir où ils allaient. Perchés sur l’échine des cétacés, les doigts fermement rivés aux ailerons, ils hochaient la tête lorsqu’ils s’estimaient prêts, souriaient pour apaiser l’inquiétude des grands, gonflaient leurs petits poumons, donnaient un petit coup de talon sur le flanc de leur monture. Ils s’enfonçaient alors brusquement dans l’onde noire, abandonnant derrière eux un sillage vite absorbé par les vagues.
Merrys ne tenta pas cette fois-ci de convaincre le petit groupe de personnes qui avaient décidé de rester dans le gouffre. Ils avaient opéré leur choix en toute connaissance de cause et elle préférait consacrer son énergie à ceux que les cétacés emmenaient vers un avenir incertain. Elle était consciente que leur décision reposait entièrement sur ses échanges avec les mammifères marins, et les doutes venaient la harceler maintenant que la communication s’était interrompue. Elle avait l’impression tenace d’émerger d’un rêve ; les images et les sensations qui l’avaient visitée quelques instants plus tôt s’étaient évanouies comme des mirages. Même si l’attitude des dolphes et miarques semblait confirmer ses informations, les doutes continuaient de la ronger, de démanteler ses certitudes.
Depuis son arrivée dans le gouffre, elle s’était consacrée à établir la liaison avec les cétacés et, sauf pendant les quelques heures de repos qu’elle avait prises la nuit précédente, elle s’était refusée à penser à ses parents. Elle demeurait toutefois persuadée qu’ils n’avaient pas pris part à l’exode et que, au cas improbable où les Parteks les auraient épargnés, ils seraient engloutis sous les tonnes d’eau que les lévents blancs s’apprêtaient à déverser sur la terre intérieure. Elle ne s’habituait pas encore à cette idée qu’elle était – ou qu’elle serait bientôt – définitivement orpheline.
Rohel lui saisit le poignet.
— À nous…
Absorbée dans ses pensées, elle ne s’était pas rendu compte que le groupe avait été entièrement évacué. N’en restaient que quelques hommes qui se déshabillaient rapidement, jetaient leurs vêtements sur la plage, agrippaient l’aileron d’un cétacé.
Elle releva la tête et lui sourit. Elle aurait aimé partager sa vie avec un être comme lui, mais elle savait que c’était impossible, que sa quête l’emporterait à des milliards de kilomètres d’Ewe. Saisie d’une irrésistible envie de l’enlacer, elle s’approcha de lui, glissa les bras autour de sa taille, captura agilement sa bouche. Elle fut heureuse de constater qu’il répondait à son baiser, que, pour quelques secondes, il oubliait son passé, son avenir, pour s’abîmer dans un présent qu’elle occupait tout entier.
Le cri suppliant d’un dolphe mit un terme à leur étreinte. Ils réalisèrent qu’ils étaient seuls dans l’eau. Ils aperçurent les silhouettes de ceux qui restaient regroupés sur les rochers, silencieux, figés déjà dans leurs regrets.
Le Vioter retira ses vêtements, récupéra la ceinture, la passa autour de son cou et de son épaule de manière à caler la poignée de Lucifal sous son aisselle. Puis il prit la main de Merrys dont la robe rouge flottait sur les vagues comme une méduse gorgée de sang. Un dolphe gris vint se placer aux côtés de la jeune femme, accompagné par un miarque tacheté. Un silence mortuaire ensevelissait le gouffre.
Les cétacés ne pouvaient plus avancer de front dans le boyau étranglé. Le miarque s’était placé en deuxième position et Rohel sentait sur le visage et les épaules les turbulences générées par la queue du dolphe. Il ne distinguait plus rien devant lui, la roche ayant perdu ses propriétés photogènes. Ils avaient d’abord parcouru une centaine de mètres au fond de la mer Anthée avant de s’engager dans la bouche du passage. Les cétacés nageaient à une allure ahurissante, et les doigts avaient tendance à riper sur les ailerons lisses, d’autant que l’eau offrait une résistance de plus en plus forte au fur et à mesure que la vitesse augmentait.
Le Vioter avait distingué pendant un moment le corps de Merrys dont la blancheur crevait la pénombre du gouffre, puis, après qu’ils s’étaient engagés dans le siphon, il l’avait perdu de vue.
Le miarque avait nettement ralenti l’allure lorsque le passage s’était infléchi vers le haut. Il franchissait maintenant un puits vertical, reprenait de la vitesse, engageait une course contre le temps. Rohel n’avait pas voulu recourir aux techniques de la catalepsie volontaire, de peur que ses poumons ne s’emplissent d’eau s’il perdait le contact avec la réalité. Il avait estimé qu’une simple apnée suffirait : le dolphe de Jaliane Ib-Grel avait mis moins de trois minutes pour effectuer l’aller et retour. Les extrémités de ses membres commençaient à s’engourdir, ses poumons réclamaient déjà de l’air.
Quelque chose de souple lui effleura l’épaule. Puis ses pieds heurtèrent une surface dure et il se rendit compte que ce qu’il avait d’abord pris pour le frôlement d’une algue était probablement la chevelure d’un cadavre. Il se demanda s’il n’avait pas commis une erreur d’estimation, si Merrys n’avait pas reçu une fausse information, si cette eau noire, glaciale, n’allait pas devenir leur tombeau. Un accès de panique le suffoqua, qui se traduisit immédiatement par une sensation grandissante d’oppression. Il ouvrit instinctivement la bouche, cherchant de l’oxygène, mais le goût saumâtre de l’eau agit comme un signal d’alarme. Le principal danger de cette traversée résidait dans la peur. Il se détendit, libéra un peu d’air par les narines, raffermit sa détermination. Une forme blanche fusa devant lui, le percuta et faillit le contraindre à lâcher prise.
Un corps inerte.
Merrys ?
Il franchissait maintenant un véritable champ de cadavres, qui flottaient autour du miarque comme des astéroïdes autour d’un vaisseau. Hommes ou femmes, adultes ou enfants, ils avaient craqué avant la fin du voyage, victimes de leur mental, emportés par la frayeur et la pression des grands fonds. Jaliane Ib-Grel gisait peut-être parmi eux, et le dolphe qui l’avait remorquée avait fait demi-tour avant d’atteindre le but, faussant tous les calculs.
Il repoussa une nouvelle attaque de panique. Il ne discernait aucune lumière dans le lointain et, pourtant, une intuition lui soufflait que l’issue était proche. L’eau devenait de plus en plus froide, de plus en plus dense. Il ne sentait plus ses pieds ni ses doigts, crispés sur le cartilage de l’aileron.
Il déboucha enfin à la surface. Le miarque avait pris un tel élan qu’il l’entraîna sur une hauteur de deux ou trois mètres avant de retomber dans l’eau. Il ne voyait pas davantage qu’à l’intérieur du conduit. Un air tiède lui effleura le visage et le cou. Le cétacé poussa un cri strident, triomphal, avant de regagner les profondeurs, le frôlant au passage comme pour lui adresser un ultime signal de connivence. Il entrevit également la masse grise, fantomatique, du dolphe qui avait pris Merrys en charge. À l’idée que la torce ait trouvé la mort dans le passage, son cœur se serra.
Il entendit quelqu’un tousser et cracher non loin de lui. Tout en nageant pour se maintenir à la surface, il se retourna et aperçut une forme claire auréolée de blanc.
— Merrys ?
Il n’attendit pas la réponse pour se rapprocher de la jeune femme et l’enlacer par la taille. Elle fut encore secouée par une violente quinte de toux.
— Rohel, bredouilla-t-elle.
Elle s’agrippa à lui comme à une bouée de sauvetage. Elle tremblait de tous ses membres, signe qu’elle n’avait pas encore évacué sa peur. Le contraste était saisissant entre la tiédeur de l’air ambiant et la température de l’eau.
— Tu sais où nous sommes ? demanda-t-il.
— Sous le lèvent.
À peine avait-elle prononcé ces paroles que retentit un bruit indéfinissable, qui tenait du chuintement, du grondement et du borborygme. Ils furent arrachés de l’eau comme de vulgaires flocons d’écume, happés par un courant d’une puissance inouïe, projetés sur une paroi à la consistance molle et chaude. Le Vioter eut l’impression de remonter un boyau de chair. De puissantes contractions le tiraient vers l’avant, et les images très nettes de sa propre naissance lui revinrent spontanément à l’esprit. Il ressentit toute la souffrance de cette expulsion du ventre maternel, non seulement l’étau qui lui comprimait le crâne et l’effroyable lumière qui lui blessait les yeux, mais également la douleur de la chair qui s’écartelait pour se séparer de lui.
Projeté vers l’avant, il se retrouva allongé sur un matelas palpitant. Une douce clarté inondait une immense pièce entièrement capitonnée de chair rose. Il se redressa, vit d’abord Merrys recroquevillée à ses côtés, enduite d’une substance luisante, puis des hommes, des femmes et des enfants allongés ou assis sur des excroissances blanches et spongieuses, et enfin, penché sur lui, le visage grave de Jaliane Ib-Grel.
— Bienvenue dans le ventre du lèvent, princeps d’Antiter, dit la porte-parole avec un sourire.
— D’où lui vient l’oxygène ?
Merrys avait fermé les yeux. Elle n’avait rencontré aucune difficulté à entrer en contact avec le mammifère marin. Les ondes qu’il lui transmettait se transformaient en un langage très clair dans le silence de son âme. Les autres s’étaient déployés autour d’elle, buvant avec avidité chacune de ses paroles. On avait déploré de nombreuses pertes dans le passage. Des mères pleuraient leur enfant, des maris leur femme, des sœurs leur frère… Aucune famille n’avait été épargnée, comme si chacune d’elles avait dû payer son tribut au grand lèvent. Une doucereuse odeur de viande crue régnait sur le compartiment principal et dans les innombrables cavités secondaires, délimitées par des replis membraneux. On voyait par endroits les muscles se gonfler et les tendons articulaires se tendre comme des cordes d’arc.
Le Vioter avait visité le ventre du mammifère géant, dont la chair était dotée des mêmes propriétés photogènes que la roche de la terre intérieure, mais il n’était pas parvenu à l’explorer en entier. Il se souvenait des deux lévents qui étaient apparus pour guider la naville jusqu’à l’entrée de la crique de la cheminée et, même si la taille de ces murailles blanches ornées de nageoires roses l’avait surpris, il avait été loin d’imaginer qu’elles pussent abriter des antres d’une telle importance. Leur base était sans doute gigantesque, d’un diamètre de plusieurs centaines de mètres.
— Ses réserves d’air lui permettent de rester pendant deux cycles complets de Bélem-Ter à dix mille mètres de profondeur, dit Merrys. Lorsqu’il éprouve le besoin de refaire le plein, un de ses congénères, un jeune à qui l’on n’a pas encore confié une tâche précise, vient le remplacer et boucher la bonde jusqu’à son retour.
— Il ne dispose peut-être pas d’une quantité suffisante d’oxygène pour nous tous, fit observer Jaliane.
Les parois de chair absorbaient les voix et accentuaient l’impression des survivants d’évoluer dans un rêve.
— Il sait que nous ne pouvons pas nous passer d’air plus de quelques minutes et m’assure qu’il remontera bientôt à la surface avec tous les siens. Ils attendent que les humains venus du ciel aient investi la terre intérieure. Les dolphes, les miarques et les phaleines les tiennent informés de l’évolution de la situation.
— Qu’adviendra-t-il de nous lorsque le ventre d’Ewe aura été noyé ?
— Les lévents reboucheront les bondes. L’eau s’évaporera et la vie pourra de nouveau éclore dans le sein de la mère.
— Combien de temps cela prendra-t-il ?
— Un cycle complet de Bélem-Ter. Il nous fournira pendant tout ce temps la nourriture, l’eau et l’air. Il nous préviendra lorsque le temps sera venu pour nous de redescendre sur la terre intérieure.
Comme pour illustrer les propos de la torce, des jets d’eau tiède jaillirent des parois capitonnées et tombèrent en pluie sur les survivants. Lorsqu’ils s’aperçurent que cette eau était douce et d’un goût délicieux, le plaisir supplanta la méfiance chez les Ewans. Elle n’avait pas seulement des vertus apaisantes, mais elle les régénérait en profondeur, leur redonnait les forces et l’énergie qu’ils avaient perdues dans leur fuite précipitée, dans la mer Anthée, dans le passage, dans la douleur des deuils.
— L’organisme du lèvent transforme l’eau de l’Immaculé en eau douce, reprit Merrys qui, bien que détrempée, était restée assise et n’avait pas rouvert les yeux.
Ses cheveux dévalaient ses épaules et ses seins comme des ruisseaux de lait.
— Il y ajoute tous les éléments nutritifs nécessaires à notre survie, ajouta la torce.
— Les hommes ne sont pas faits pour vivre dans les entrailles d’un animal !
Jaliane Ib-Grel avait hurlé pour dominer le crépitement des gouttes sur la chair et les cris de joie des Ewans.
La porte-parole tentait encore de se draper dans la dignité que lui conférait sa fonction, mais elle n’était plus qu’une femme comme les autres dans le ventre du monstre des profondeurs, une femme nue, dépouillée de ses attributs de parlementaire, aspergée comme ses frères et ses sœurs du liquide nourricier. Le bien-être qui se diffusait par les pores de sa peau lui rappelait des jours très anciens, enfouis dans les profondeurs de son âme… La systole d’un cœur qui projetait à chaque battement des flots d’amour.
Merrys écarta la membrane opaque et s’introduisit à l’intérieur de la petite cavité où se délassait Le Vioter.
Il avait posé Lucifal le long de son flanc gauche et fermé les yeux pour goûter quelques instants de repos. Malgré sa fatigue, il ne s’était pas endormi. Pourtant, la lumière du lèvent, qui semblait respecter, comme la roche de la terre intérieure, l’alternance jour et nuit, s’était peu à peu estompée. Un silence paisible régnait sur le compartiment intérieur.
— Il remontera à la surface demain, au zénith de Bélem-Ter, dit la torce. Nous avons toute la nuit devant nous.
Elle s’allongea doucement sur Rohel. Elle souhaitait maintenant tout connaître de l’amour humain.